La recherche (ses biais) et les soins en maternité

Publié le 23 janvier 2017 sur le blog Midwife Thinking: « Research (Bias) and Maternity Care »

Auteure: Dr Rachel Reed

Traduction: Sanaa Belayachi, chercheuse, et Nathalie Donnez, sage-femme.

A peacock feather was believed to protect the birthing woman and ease labour pains
On attribuait aux plumes de paon des propriétés antalgiques pour l’accouchement.

La grossesse a toujours été considérée comme imprévisible et potentiellement dangereuse. En réponse, l’être humain a cherché des moyens d’acquérir un certain sentiment de contrôle et de minimiser le danger. Les pratiques (actions) ayant pour but de créer (artificiellement) ce sentiment de contrôle reflètent la culture dont elles sont issues. Autrefois, les femmes s’en remettaient aux connexions spirituelles avec la/les Déesse(s), aux rituels (rites de passage et rites de protection), aux femmes expérimentées et aux remèdes issus de la nature. L’approche actuelle en revanche provient de la Science et de la Recherche (la nouvelle religion?) et entretient une approche technocratique de la naissance. Selon cette conception, le risque et le danger entourant la naissance trouveraient leur origine à l’intérieur de la femme (plutôt que dans son environnement extérieur ou chez les autres), ce qui a donné lieu à des pratiques focalisées sur la recherche de ce danger afin de le contrôler depuis l’extérieur. Cette nouvelle approche se réclame rationnelle, efficace, et étayée par les preuves scientifiques.

De la pratique fondée sur les preuves à la pratique fondée sur la recherche

A la fin du XXème siècle, la notion de « pratique fondée sur les preuves » est devenue un concept bien établi dans les secteurs de la médecine et de la santé en général. Cependant, il n’a jamais été question d’une pure « pratique fondée sur la recherche » : « La médecine fondée sur les preuves n’est pas restreinte aux Essais Contrôlés Randomisés et aux méta-analyses. Elle implique de rechercher les meilleures preuves empiriques permettant de répondre aux questions auxquelles nous sommes confrontés sur le terrain » (Sackett et al 1996). Tout en mettant l’accent sur la preuve « externe », elle impliquait néanmoins la prise en compte du patient « individuel » ainsi que de l’expérience et des compétences du praticien.

La transition vers « la pratique fondée sur la recherche » a mis davantage l’accent sur la recherche quantitative (au détriment de la recherche qualitative). Si vous n’êtes pas certain(e) de faire clairement la différence entre la recherche quantitative et qualitative, consultez ce résumé et ce dessin :

Source: Matt Lavoie https://uxdesign.cc/a-crash-course-in-ux-design-research-ea00c3307c82#.k509xfs68
Source: Matt Lavoie https://uxdesign.cc/a-crash-course-in-ux-design-research-ea00c3307c82#.k509xfs68

La recherche quantitative prétend être objective et s’appuie sur la philosophie et les principes poppériens. La philosophie des sciences proposée par Popper (1961) soutient l’idée selon laquelle les connaissances scientifiques se développent d’une façon progressive et linéaire, à travers une série de tests systématiques visant à réfuter ou corroborer des « vérités ». Selon cette conception, les vérités et hypothèses ne peuvent être prouvées, elles peuvent seulement être réfutées [NdT : sous-entendu la non réfutation d’une théorie implique qu’elle soit vraie]; et c’est donc par une évaluation du caractère fallacieux (ou vrai, le cas échéant) qu’il serait possible de tester objectivement une théorie scientifique. C’est d’une logique implacable !

Source: http://blogs.bmj.com/adc/2014/11/03/the-crumbling-of-the-pyramid-of-evidence/
Source: http://blogs.bmj.com/adc/2014/11/03/the-crumbling-of-the-pyramid-of-evidence/

L’idée selon laquelle il serait possible de mesurer objectivement l’être humain et les expériences subjectives associées a donné lieu à la mise en place de la « Pyramide de la Preuve ». Cette pyramide représente les différents niveaux de « qualité » de la recherche scientifique. Comme on peut le voir, plus le travail de recherche est (prétendument) objectif, plus la qualité perçue est élevée et plus grande sera l’importance accordée aux résultats associés. Cependant, la réalité est beaucoup plus complexe et la subjectivité ainsi que de nombreux biais s’immiscent dans toutes les études :

« Tout travail de recherche est contraint par le paradigme1 dans lequel il s’intègre. N’importe quelle composante du travail de recherche – y compris la question de recherche, le cadre conceptuel, la méthodologie, l’interprétation des résultats, et l’application des résultats dans la pratique – est influencée par le paradigme de connaissance dans lequel la recherche est menée. » (Kuhn 1970)

L’objectif de cet article est d’exposer un examen critique de la recherche quantitative – recherche quantitative qui est supposée être le fondement de l’obstétrique moderne. Il est à noter qu’il existe également des limites inhérentes à la recherche qualitative, avec la différence que la philosophie de la recherche qualitative et la méthodologie associée reconnaissent l’existence d’un certain nombre de biais, qui sont par ailleurs intégrés au design de l’étude.

1. CHOISIR UN SUJET DE RECHERCHE

Les fonds

Les chercheurs ne mènent généralement pas leurs travaux de recherche sur leur temps libre, financés par la seule bonté de leur cœur. La recherche demande des moyens afin de financer le temps alloué aux recherches et les ressources nécessaires pour les mener à bien. Des subventions obtenues par voie de concours sont octroyées par divers organismes – par exemple le gouvernement, des associations caritatives et les grandes industries. Les sujets de recherche sont influencés par les exigences et les critères imposés par ces organismes pourvoyeurs de fonds. Par exemple, les financements octroyés par l’État concerneront en général des problématiques de santé considérées comme prioritaires par le gouvernement, comme le traitement du diabète, les maladies cardio-vasculaires, etc. Dans ce contexte, un financement de recherche visant à examiner la gestion du diabète gestationnel devient beaucoup plus facile à obtenir qu’un fond alloué à l’étude des conséquences psychosociales des soins apportés en maternité. Les priorités des gouvernements en matière de santé sont le miroir d’une culture (et des groupes de pressions et d’intérêts que sont les industries pharmaceutiques par exemple). A titre d’illustration, une des deux principales causes de mortalité maternelle en Australie est la morbidité psychosociale (l’autre étant la maladie cardio-vasculaire). Bien qu’il y ait un lien évident entre la manière dont les femmes sont traitées par les professionnels de santé durant la période entourant l’accouchement et les effets sur la santé mentale (Harris & Ayers 2012), la santé psychique des femmes ne constitue pas une priorité sanitaire dans le contexte culturel en Australie.

Une des autres sources de financement pour la recherche provient de l’industrie qui développe et vend des produits (par exemple, des outils technologiques et des médicaments). Cela a eu des conséquences majeures dans le domaine de la pharmacologie (voir l’ouvrage de Ben Goldacre). Dans le contexte de la maternité, aucune entreprise ne se propose de financer des recherches portant sur les bénéfices de l’accouchement sans médicament ou sans intervention médicale – la naissance physiologique n’étant pas un domaine permettant d’engranger des profits monétaires.

La problématique de recherche

Les plans de projets de recherche et les demandes de subventions exigent l’identification d’un « problème » – il y a habituellement une section intitulée « décrire la problématique de recherche ». Cela induit d’ores et déjà une focalisation sur les aspects pathologiques, plutôt que sur la physiologie et l’état de santé. Par exemple, une étude visant à investiguer les raisons pour lesquelles une institution ‘X’ a un taux plus élevé de naissances physiologiques, avec d’excellents résultats, aura moins de chance d’obtenir un financement qu’une étude dont l’objectif est de tester une intervention médicale dans le but de réduire les taux d’hémorragie du post-partum dans une autre institution. Pourtant, la première étude pourrait aboutir à des conclusions qui permettraient d’améliorer la problématique de la seconde.

Les partenaires de la recherche

La plupart des financements octroyés par un gouvernement exige d’un fonctionnaire de la santé qu’il soit indiqué comme chercheur attitré sur la demande de subvention. Ainsi, il est fréquent que le chef d’un institut de recherche se voit attribuer le titre de « chercheur » (alors que parfois il ne contribue pas du tout au processus de recherche). Cela fait bien sur le CV d’un chef d’institut et permet aux autres membres de l’équipe de recherche d’accéder à des échantillons (des femmes) et à des données (quelle que soit la nature de l’information recueillie). Cependant, en tant que représentants et employés de l’institut, ces chefs peuvent avoir un intérêt direct à veiller à ce que le sujet de recherche et les résultats obtenus ne nuisent pas à l’institution. Cela peut influencer le choix d’un sujet de recherche compte tenu du fait que certains sujets (ceux qui sont intéressants) pourraient être exclus de l’agenda de recherche de l’institut (pour en savoir plus, voir ci-dessous paragraphe 6 « communiquer les résultats »)

2. FORMULER LA QUESTION DE RECHERCHE

Une fois le sujet de recherche/le problème identifié, une question de recherche est formulée. A nouveau, la question de recherche créée reflète le paradigme culturel dans lequel s’inscrit la recherche. Les travaux de Phipps, Charlton et Dietz (2007 ; 2009) en fournissent un parfait exemple. Le problème est: un taux élevé d’interventions en raison d’une incapacité des primipares à « expulser » leur bébé dans le cadre du temps imparti par l’hôpital (temps qui n’est pas fondé sur l’évidence). La question de recherche formulée au départ de ce problème est devenue « Les femmes peuvent-elles apprendre à pousser plus efficacement ? », et les femmes ont alors été réparties de manière aléatoire dans des sessions de préparation à la naissance consacrées à l’apprentissage de la poussée. Cela reflète bien le type de paradigme dans lequel s’inscrit cette recherche et qui considère que le corps des femmes est de facto l’origine du problème. Un paradigme alternatif aurait envisagé d’examiner le problème que constitue le fait d’imposer un timing précis prédéterminé et applicable à toutes les femmes, dans un processus qui implique pourtant de grandes variations interindividuelles, à savoir l’accouchement.

3. CONCEVOIR L’ÉTUDE

La physiologie comme contexte expérimental

Habituellement, en recherche quantitative, le groupe contrôle est le groupe sur lequel aucune intervention n’est effectuée. Ce groupe contrôle est comparé au groupe expérimental qui est composé d’individus sur lesquels une intervention est pratiquée. Cependant, cette pratique de recherche est inversée en obstétrique, ce qui reflète une culture dans laquelle l’intervention constitue la norme. Les interventions de routine pendant la naissance ont été introduites à l’origine dans le cadre de la médicalisation généralisée de l’accouchement, et ce en l’absence de tout argument scientifique fondé (Donnison 1988). Ces interventions continuent à être appliquées jusqu’à ce que des études soient menées afin d’engendrer un changement substantiel dans la pratique. C’est la raison pour laquelle la recherche en obstétrique est souvent effectuée dans le but de prouver le bien-fondé de la non-réalisation systématique d’une intervention, d’autant que la plupart de ces interventions a été initialement introduite dans la pratique en l’absence de preuves justifiant leur nécessité. Par exemple, les femmes ont été sujettes de manière routinière au rasage du pubis, aux lavages et aux épisiotomies, jusqu’à ce que la recherche en obstétrique démontre que la non-utilisation de ces pratiques n’affectait en rien la sécurité entourant la naissance, et que par conséquent il était tout à fait inutile d’imposer ces rituels abusifs aux femmes. Il est important de noter que dans ces études, le groupe contrôle est le groupe qui subit l’intervention et le groupe expérimental, celui qui ne reçoit pas l’intervention.

Des facteurs confondants dans des expériences humaines complexes

La recherche est souvent menée avec en trame de fond le postulat de la simplicité. L’origine de ce postulat provient du concept de dualisme de Descartes, selon lequel le corps physique pourrait être étudié en tant qu’entité séparée des aspects sociaux, psychologiques et spirituels d’une personne. Cette approche fait cependant fi de la complexité des causes et des effets qui émerge dès lors que l’on tient compte de la spécificité d’un individu et des situations fluctuantes.

Les facteurs confondants sont des facteurs qui influencent la relation qui existe entre une variable X et une variable Y. Le design d’une étude est construit de sorte à réduire les facteurs confondants. C’est assez facile quand l’étude est menée dans des conditions de laboratoire où l’on peut contrôler l’environnement et toutes les interactions avec le sujet d’étude (par exemple, des bactéries dans une boîte de Pétri). Par contre, la grossesse, l’accouchement, l’allaitement, le maternage et les soins obstétricaux sont des phénomènes extrêmement complexes. Dans la plupart des cas, il est impossible de limiter les facteurs confondants. Par exemple, lorsque l’on conçoit une étude qui cherche à comparer la gestion active de la délivrance du placenta versus la délivrance physiologique, il n’est pas possible d’isoler avec précision les effets qu’a l’administration ou la non-administration d’ocytocine. Une telle « gestion » s’opère sur un humain complexe, par un humain complexe, dans un environnement tout aussi complexe, chacun pouvant influencer les résultats. Par exemple, un praticien qui est habitué à la gestion active du travail mais qui doit s’adapter et pratiquer une gestion physiologique peut se retrouver face à une tâche difficile pour lui… Il est fort probable que l’approche adoptée soit influencée par ses sentiments. Cela explique en partie pourquoi l’on obtient des résultats différents selon les études sur des sujets différents et dans des environnements différents (voir cet article).

Les essais contrôlés randomisés, le double aveugle et l’éthique

On peut affirmer que la norme d’excellence de la recherche – les essais cliniques contrôlés randomisés – est souvent contraire à l’éthique en obstétrique. Par exemple, il ne serait pas éthique d’attribuer à une femme un lieu d’accouchement particulier au hasard (sans compter que le ressenti de cette femme par rapport au lieu d’accouchement interférerait indubitablement avec les résultats). En outre, étant donné ce que nous savons sur la transfusion placentaire opérée immédiatement après la naissance, et l’importance d’un volume de sang adéquat pour les nouveaux-nés, il ne serait pas éthique d’imposer de manière aléatoire le clampage prématuré du cordon à des nouveau-nés (et beaucoup de mères refuseraient d’accorder leur consentement).

Un design d’étude est aussi perçu comme étant de haute qualité lorsque l’étude est menée en double aveugle, c’est-à-dire lorsque le praticien (celui qui réalise ou non l’intervention) et le sujet ne savent pas dans quel groupe ils se trouvent. Cela fonctionne bien dans le cas des médicaments, où ni le médecin, ni le patient ne savent si le comprimé administré dans le cadre de l’étude est expérimental ou un placebo. Cependant, il est pratiquement impossible de « rendre aveugle » les praticiens ou les femmes aux interventions dans le contexte de la naissance. Les femmes et les professionnels sauront si une intervention est effectuée ou non, comme par exemple dans le cas d’une gestion active de la délivrance du placenta, d’une épisiotomie, ou d’un clampage prématuré du cordon.

4. INTERPRÉTER LES RÉSULTATS

Le paradigme culturel influence également la manière dont les chercheurs et les média interprètent les résultats des études. En particulier, lorsque des facteurs sont considérés par un contexte culturel donné comme étant liés, par exemple en assimilant des corrélations à des liens de cause à effet. L’exemple classique est le lien perçu entre les ventes de glaces et les attaques de requin. Il y a une corrélation entre l’augmentation des ventes de glaces et l’augmentation des attaques de requin. Cependant, la glace ne cause pas les attaques de requin – ces deux facteurs sont concomitants en raison de la manière dont la météo agit sur le comportement humain (manger de la glace et nager dans la mer).

En obstétrique, identifier le lien de cause à effet s’avère encore plus difficile en raison de la nature complexe des problématiques abordées. Par exemple, il y a un consensus général au sujet de l’obésité qui serait associée à de mauvaises conditions de naissance pour les femmes et les bébés, et la solution proposée serait la réduction du BMI (Body Mass Index). Cependant, cela pose plusieurs questions : L’obésité est-elle la cause directe des mauvais résultats ? L’obésité est-elle un symptôme d’un autre problème de santé qui serait la cause de l’obésité (et des conditions de naissance difficiles)? Le traitement suivi par ces femmes ne pourrait-il pas être la cause de ces mauvais résultats (stress augmenté/honte, surveillance, interventions) ?

5. RECOMMANDATIONS DÉCOULANT DES RÉSULTATS

Une fois l’étude terminée, les chercheurs proposent des recommandations sur base des résultats de leur étude. Il faut rappeler que ces recommandations sont influencées par le paradigme culturel dans lequel s’inscrit la recherche. Les recommandations issues de la recherche portant sur le pré-travail en est un bel exemple (voir cet article). Il a été démontré que les femmes admises à l’hôpital en pré-travail subissent un taux plus élevé d’interventions et ont un taux moindre de naissance physiologique. La recommandation est donc de limiter le temps où la femme est exposée au système hospitalier… et non de changer le système pour l’adapter aux besoins des femmes en pré-travail.

6. LA PUBLICATION DES RÉSULTATS

L’objectif de la recherche est de publier des résultats et d’améliorer la pratique fondée sur les preuves. Cependant, un certain nombre de facteurs peuvent déterminer la décision de publier ou non les résultats d’une étude, et influencer la manière dont ils sont communiqués. Les groupes d’intérêt (voir ci-dessus « les partenaires de la recherche »), notamment, peuvent empêcher ou manipuler la publication de certains résultats. Par exemple, un chercheur qui voudrait exploiter des données appartenant à une institution a très probablement dû signer un accord stipulant que tout projet de publication lié à l’utilisation de ces données soit d’abord approuvé par l’institution. Je connais plus d’un chercheur qui se sont retrouvés dans l’impossibilité de publier des résultats intéressants parce qu’ils avaient été bloqués par les institutions avec lesquelles ils étaient engagés dans ce type d’accord. Un groupe composé de chercheurs indépendants et de citoyens militants contre le bâillonnement des scientifiques et la politisation de la science (l’Union of Concerned Scientists) a publié un rapport détaillant comment les puissantes sociétés d’intérêt bloquent, déforment et suppriment les études. Les techniques utilisées incluent l’arrêt précoce du processus de recherche, l’intimidation des scientifiques, le recours à des « prête-plumes 2» pour la rédaction des articles, des biais dans la publication, par exemple permettre seulement à certains résultats d’être publiés (Ben Goldacre en parle également dans son ouvrage).

D’ordinaire, les revues scientifiques de qualité ont systématiquement recours à un processus de relecture (avant publication) par des pairs, qui sont des experts scientifiques du domaine, afin d’assurer des publications de qualité. Cependant, ces relecteurs sont humains et sont aussi influencés par le paradigme culturel et leurs propres émotions. Un article qui n’est pas en accord avec la philosophie et les opinions d’une revue ou d’un relecteur aurait plus de chance d’être rejeté. Imaginons qu’une étude démontre que la continuité des soins effectués par une sage-femme a des conséquences néfastes sur la mère/enfant (ceci est un exemple totalement fictif), cette étude aurait plus de chance d’être publiée dans une revue médicale plutôt que dans une revue sage-femme. Et certains sujets ne seront publiés nulle part.

7. METTRE EN PLACE LES RECOMMANDATIONS DANS LA PRATIQUE ET PRISE DE DÉCISION

Une pratique fondée sur les preuves ?

La dernière étape qui consiste à appliquer les résultats de la recherche dans la pratique, est certainement l’étape la moins réussie dans la recherche en obstétrique et en périnatalité. La spécialité Obstétrique a d’ailleurs reçu la « wooden spoon » d’Archie Cochrane en 1979, une récompense visant à « mettre à l’honneur les cancres reçus derniers au classement de fin d’année». Avec la réception de ce prix, la spécialité obstétrique a donc été évaluée comme la pire discipline en matière de pratique fondée sur les preuves. En réponse, Iain Chalmers et collaborateurs ont publié la première édition de « soins efficaces en périnatalité » en 1989. Mais depuis, il semble que peu de choses ont changé.

« Malgré les prétentions de la médecine fondée sur les preuves, les pratiques sont en réalité déterminées par une hiérarchie bien établie contraignant les connaissances et les pratiques, plutôt que par la recherche. » (McCourt 2009)

Il semble plus facile d’introduire et de maintenir des pratiques déterminées culturellement et qui manquent de fondement scientifique, plutôt que d’établir des pratiques basées sur l’évidence et qui défient les normes culturelles. A titre illustratif, (et je me suis référée aux revues de la Cochrane, « gold standard » de la recherche en matière d’accouchement physiologique), on peut citer parmi les pratiques communes qui manquent d’évidence les touchers vaginaux systématiques, la rupture artificielle de la poche des eaux afin d’accélérer le travail; l’antibiothérapie systématique en cas de rupture des membranes; l’utilisation du partogramme 3; le CTG à l’entrée 4 et le CTG pendant le travail (et j’en passe). Il existe en outre des pratiques non communément appliquées, bien qu’appuyées par l’évidence scientifique, comme la continuité des soins effectués par une sage-femme; les compresses chaudes pour réduire les déchirures du périnée; le contact peau-à-peau; le clampage optimal du cordon (dit « clampage prolongé ») ; le bain d’eau chaude (et la liste est longue).

Les structures de soin et le personnel soignant se reposent sur l’application de directives cliniques bien précises. En réalité, ces directives, supposées être fondées sur la preuve, ne le sont pas. Lorsque l’on se penche sur les références sous-tendant la mise en place des directives cliniques, on s’aperçoit très vite que ces directives s’en réfèrent pour l’essentiel à d’autres directives cliniques, dont les sources renvoient également à d’autres directives cliniques encore … et l’on aboutit à un cul-de-sac qui ne contient aucun travail de recherche de fond. Ce problème a été mis en évidence par l’étude de Prusova et collaborateurs (2014), portant sur les « Green-top Guidelines » du Collège Royal des Obstétriciens et des Gynécologues (RCOG) au Royaume-Uni. Il apparaît que seulement 9-12 % des directives se basent sur des études de grade A. Alors que cette publication s’est exclusivement intéressée au RCOG, ce problème est très répandu dans les directives cliniques en obstétrique et en périnatalité.

La prise de décision fondée sur la preuve ?

Lorsque l’on cherche à mieux comprendre la manière dont les femmes prennent des décisions au sujet de leur suivi périnatal, on se rend compte que là encore la recherche figure loin dans la liste des critères qu’elles prennent en compte. Ci-dessous une citation d’un précédent article et qui est tout particulièrement pertinente dans le présent contexte :

Beaucoup de facteurs influencent le processus décisionnel, et les informations fournies par une sage-femme constituent seulement une pièce du puzzle. L’humain est sans cesse à la recherche d’informations, qu’il tente d’interpréter afin d’en attribuer un sens. Nous procédons à une sélection des informations qui nous conviennent, en utilisant et en écartant les informations selon des contraintes internes et externes et des considérations personnelles. Les connaissances propres à un individu, les expériences personnelles et celles des autres sont autant de facteurs qui influencent la désignation sélective des savoirs qui sont considérés comme légitimes ou au contraire considérés comme ne faisant pas autorité. En matière de raisonnement, nous commençons souvent par une conclusion, pour ensuite justifier cette conclusion par une recherche active des preuves congruentes. Pour des questions de confort cognitif, nous nous entourons de personnes dont les croyances et les opinions sont en accord avec les nôtres. Sans compter qu’Internet a amélioré l’accès aux informations et aux personnes qui permettront de renforcer nos croyances et nos choix.

ALLER DE L’AVANT

Précisons que je ne préconise en rien d’écarter les travaux de recherche. Je suis moi-même chercheuse et crois que ce genre de preuves peut changer, et change vraiment, les pratiques cliniques. Il convient aux sages-femmes d’apporter leur pierre à l’édifice, en adoptant la pratique fondée sur les preuves et en l’abordant depuis le point de vue de la femme qui en bénéficie. La prise de position de la Confédération Internationale des Sages-femmes « le rôle de la sage-femme dans la recherche » propose à ce sujet une ligne de conduite:

– […] toutes les sages-femmes ont un rôle et une responsabilité dans l’avancée des connaissances au sein de la profession et de l’efficacité de la pratique sage-femme…

– La recherche portant sur la reproduction contient une approche holistique qui inclut les aspects physiologiques, psychosociaux, culturels et spirituels déterminant la santé des femmes et des bébés

– Les sages-femmes conçoivent et participent à des études qui soutiennent et promeuvent les soins holistiques, et procèdent à une évaluation des effets du recours à la technologie et aux interventions durant la grossesse et l’accouchement.

Nous devons aussi être capables d’aborder les aspects de la recherche avec les femmes, sans que cet échange ne se cantonne à une récitation des statistiques usuelles. Et surtout, nous devons reconnaître et respecter les autres formes de preuves qui entrent en jeu lorsque la femme prend une décision au sujet de ce qui est mieux pour elle – en particulier le système de connaissances qui lui est propre et auquel elle se réfère et elle croit.

Notes des traductrices:

1- Le terme paradigme ici renvoie à l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné.

2- La pratique du ghostwriting, fréquente dans la publication scientifique médicale, consiste à signer de la plume de chercheurs universitaires des publications rédigées par des prêtes plumes, qui ne sont aucunement liés au processus de recherche. Cette pratique peut gravement porter atteinte à l’éthique dans la recherche compte tenu des dérives qu’elle peut engendrer. Par exemple, les prêtes plumes peuvent être amenés à analyser des données et rédiger un article scientifique orienté avec une obligation de résultats et une spécification à priori de l’hypothèse qui devrait être confirmée, et ce en amont du processus d’analyses des données. Il existe même des départements marketing dans certains groupes d’intérêts, chargés de rédiger des articles par la suite signés par des leaders reconnus dans le monde de la recherche.

3- Le partogramme est l’enregistrement graphique de la progression du travail et des principales données sur l’état de la mère et du fœtus.

4- Le cardiotocographe (CTG), aussi communément appelé monitoring, est un appareil qui permet d’enregistrer le rythme cardiaque fœtal, ainsi que les contractions utérines, à l’aide de deux capteurs maintenus sur l’abdomen de la mère par des ceintures.

Références

Cochrane AL (1989). Foreword. In: Chalmers I, Enkin M, Keirse MJNC, eds. Effective care in pregnancy and childbirth. Oxford: Oxford University Press.

Donnison, J 1988, Midwives and medical men: a history of the struggle for the control of childbirth, 2nd edn, Historical Publications, London.

Kuhn, TS 1970, The structure of scientific revolutions, University of Chicago Press, Chicago.

Phipps, H, Charlton, S & Dietz, HP 2007, ‘Can antenatal education influence how women push in labour? A pilot randomised control trial on maternal antenatal teaching for pushing in the second stage of labour (PUSH STUDY)’, paper presented to Big Bold & Beautiful: Australian College of Midwives 15th National Conference, Canberra, Australia, 25-28 September 2007.

Phipps, H, Charlton, S & Dietz, HP 2009, ‘Can antenatal education influence how women push in labour? A pilot randomised control trial on maternal antenatal teaching for pushing in the second stage of labour (PUSH STUDY)’, Australian and New Zealand Journal of Obstetrics and Gynaecology, vol. 49, pp. 274-278.

Popper, KR 1961, The logic of scientific discovery, Basic Books, New York.

Prusova, K, Tyler, A, Churcher, L & Lokugamage 2014, ‘Royal College of Obstetricians and Gynaecologists guidelines: how evidence based are they?’ Journal of Obstetrics and Gynaecology, DOI: 10.3109/01443615.2014.920794

Sackett, DL, Rosenberg, WMC, Gray, JAM, Haynes, RB & Richardson, WS 1996, ‘Evidence-based medicine: what it is and what it is not’, British Medical Journal, vol. 312, pp. 71-72.

 


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